Radical…et ordinaire!
Article de Jean-Philippe Lepelletier
Le terme radical n’a pas toujours bonne presse. Dans les conversations et dans les médias, il est souvent synonyme d’extrémisme, d’intransigeance, d’inflexibilité. Le radicalisme n’est pas ouvert, il ne discute pas et impose sa position aux autres. Ce terme de « radical » est pourtant explicitement revendiqué depuis une petite vingtaine d’années par plusieurs groupes chrétiens, qui ne correspondent pas forcément à l’idée qu’on se fait communément d’un « radical ». Leur « radicalisme » ne cherche pas à imposer une morale ou un système politique ou social en accusant les autres avec intransigeance. Ils souhaitent montrer qu’un autre monde est possible.
Nous trouvons la meilleure expression de ce radicalisme chez l’activiste-prédicateur Shane Claiborne, et notamment dans son livre Irresistible Revolution : living as an ordinary radical (traduit en français chez les éditions Première Partie sous le titre Vivre comme un simple radical). Le livre est essentiellement le témoignage de vie de Claiborne, qui raconte ses expériences auprès des sans-abris et ses luttes contre l’inégalité, le racisme et l’injustice.
À la lecture, le témoignage est inspirant et bluffant. On y découvre plusieurs histoires qui semblent incroyables… Lorsque lui et ses amis ont sauvé un groupe de mères célibataires de la rue. Son cheminement auprès de Mère Teresa à Calcutta. Les récits des multiples fois où ils se sont retrouvés en prison pour avoir cherché à faire respecter la justice. La fois où ils ont distribué des milliers de dollars sur Wall Street pour célébrer le Jubilé et protester contre la valeur de l’argent. Le récit de son voyage en Irak pendant la guerre, en 2003. En clair, l’ouvrage nous raconte de manière simple et limpide comment Claiborne et ses amis ont cherché à incarner en toute circonstance l’amour du Christ pour le monde.
Mais à lire toutes ces histoires, le vertige est vite arrivé. On peut se demander : n’est-ce pas quelque chose d’extraordinaire et d’inaccessible pour le commun des mortels ? Shane Claiborne n’a-t-il pas une sorte de destin hors du commun ? En tout cas, ce n’est pas comme ça qu’il se revendique. Dans tout l’ouvrage, l’auteur se définit davantage comme un homme simple et ordinaire. À ses yeux, le radicalisme signifie simplement aller au fond des choses, à leur racine (fidèle ainsi à l’étymologie latine du terme radix, la racine). Pour lui qui se réclame de Jésus, être radical signifie aller à la racine de l’amour du Dieu, et en assumer les conséquences : amour des ennemis, non-violence, et démonstration d’un autre monde. Mais pour Claiborne, ces valeurs et ce mode de vie ne sont pas réservés aux saints et aux martyrs. C’est chaque personne qui peut les vivre là où il est. C’est pourquoi il accole au terme de radical le terme de « simple » ou d’« ordinaire ».
Pour Claiborne, les chrétiens ne sont pas appelés à être des gens normaux : ils ont une vocation spéciale, une parole à annoncer et à incarner, celle du Royaume de Dieu. Ils ne peuvent pas être comme tout le monde. Mais ils ne doivent pas non plus être tellement extraordinaires au point d’être éloignés des réalités du monde dans lequel ils vivent. Le message que leur vie incarne doit être radical, tout en étant incarné dans des gestes simples. C’est le terme de « simple radical », ou de « radical ordinaire », qui est devenu tout un programme de vie pour Claiborne et ceux qui travaillent à ses côtés.
Être un radical ordinaire, ce n’est pas une question de morale. Ce n’est pas non plus une proposition politique ou socio-économique. Et pourtant, cela a des implications morales, politiques et sociales. Le radical ordinaire est l’invocation incarnée d’une alternative. Ce radicalisme ordinaire ne se communique que très peu par des propositions systématiques, des thèses et des programmes: il se communique avant tout par des histoires de personnes qui cherchent à vivre concrètement l’amour de Dieu pour tous. C’est montrer par sa vie entière que quelque chose d’autre est possible, que la logique du monde n’est pas absolue, qu’elle peut être contestée par un autre règne. C’est faire le choix d’incarner par sa vie l’amour du Christ, et en assumer les conséquences. C’est au nom de l’amour du Christ que les « radicaux ordinaires » vont chercher à incarner la réconciliation raciale, l’égalité sociale, la non-violence, l’amour des ennemis. C’est pour eux une manière de montrer la direction de l’Autre monde, d’anticiper ici-bas et dès aujourd’hui le Royaume à venir.
Jean-Philippe, né en 1986, est pasteur stagiaire dans l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace-Lorraine. Il a traduit aux Editions Première Partie l’ouvrage de Shane Claiborne, Vivre comme un simple radical. Il a dirigé la collection « Classics » de l’éditeur Première Partie, visant à faire découvrir certains classiques connus ou méconnus de la pensée chrétienne. Il anime le site The Laddr, blog collectif à la croisée de la spiritualité, de la culture et des médias numériques.