Évangéliques: tentation d’une politique sous «influence»
Philippe Gonzalez, maître d’enseignement et de recherche en sociologie à Lausanne, s’intéresse tout particulièrement aux liens entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Présent le samedi 14 septembre 2019 pour le goûter de rentrée de l’Antenne inclusive, il donnera une conférence sur le thème, brûlant d’actualité : Libertés et homophobie : le poids des chrétiens conservateurs.
Avant sa venue, Philippe Gonzalez a rédigé l’un ou l’autre billet qu’il nous partage généreusement…Merci à lui !
– La photo illustre son propos puisqu’il s’agit du vice-président américain Mike Pence, à une « marche pour la vie », haut évènement anti-IVG.
Évangéliques: tentation d’une politique sous «influence»
La Droite chrétienne fait beaucoup parler d’elle aux USA. Ces tendances se retrouvent-elles parmi les évangéliques d’Europe francophone? C’est la question que m’a posée Joan Charras Sancho.
Les «guerres culturelles» de la Droite chrétienne se diffusent sur le Vieux continent. Mais l’Europe francophone n’est pas les États-Unis. Si l’on veut comprendre ce qui arrive dans le monde évangélique, on ne peut se contenter de plaquer sur la situation locale ce qui se déroule de l’autre côté de l’Atlantique. Il y a des constantes et des différences. Commençons par les différences.
Une autre histoire
La première différence tient à l’histoire religieuse: les évangéliques ont toujours constitué une minorité en Europe, alors que les Églises dites «historiques» (catholiques romains, anglicans, luthériens, etc.) ont souvent fait alliance avec le pouvoir politique. Historiquement, les courants qu’on associe aujourd’hui à l’évangélisme étaient du côté de la séparation entre Église et État. Ils pensaient que les gens étaient libres de choisir leur religion. Depuis lors, la sécularisation est passée par là.
La seconde différence est démographique: les évangéliques sont 25% aux USAou 27% au Brésil, contre 2,5% en Europe(ce dernier chiffre provient de l’organisation évangélique Operation World). Lorsqu’ils sont nombreux, les évangéliques deviennent un électorat à courtiser. Ils sont alors tentés de peser sur la balance pour faire inscrire dans le droit les valeurs morales auxquelles ils tiennent.
La troisième différence est liée au système politique. La France et la Suisse sont des démocraties, mais leurs institutions ne fonctionnement pas de la même manière. La France est très verticale, les citoyens étant surtout appelés à élire leurs représentants. Les Suisses ont opté pour une démocratie directe: ils peuvent facilement proposer de modifier leur Constitution (droit d’initiative) ou se prononcer sur une loi édictée par le Parlement (droit de référendum).
L’héritage fondamentaliste
Venons-en aux constantes. Au début du 20e siècle, aux États-Unis, une lutte féroce se déroule au sein du protestantisme. Les «libéraux» pensent que les dogmes chrétiens doivent tenir compte des avancées de la science, mais aussi que la religion doit accompagner les changements dans les mœurs. Pour les conservateurs, ces avancées sont une trahison de la foi et des valeurs culturelles. Ils lancent alors le mouvement «fondamentaliste», prétendant retourner aux «fondements de la foi», à commencer par une lecture rigoriste de la Bible. Ces croyants voulaient préserver un mode de vie: vivre en «bons chrétiens». Surtout, ils souhaitaient protéger leurs enfants des «souillures» d’un «monde» en perte de valeurs, en particulier de la sécularisation.
Il y a dans l’évangélisme une tension entre une forte revendication de liberté religieuse et, simultanément, une tendance conservatrice en matière de doctrine et de mœurs, soucieuse du salut des enfants. Les problèmes se font aigus lorsque ces croyants veulent imposer leur conservatisme au reste de la société.
Convertir les nations, un fantasme répandu
Aux USA ou au Brésil, le poids de l’électorat évangélique se répercute sur les partis politiques et les parlements. C’est la fameuse «Droite chrétienne». En Europe, les évangéliques ne jouissent pas d’un tel poids. Cela n’empêche pas certains d’entre eux de fantasmer à propos de la «conversion» des nations – en plus des individus – au christianisme.
C’est ce qu’illustrent les propos d’un responsable d’un ministère d’envergure planétaire, Jeunesse en Mission. Ce responsable a développé à Lausanne un projet visant à susciter une «Nouvelle Réforme» dans nos sociétés sécularisées. Dans une lettre de nouvellesdiffusée par JEM Suisse romande en novembre 2018, il écrit:
Pour comprendre comment nous pouvons faire d’une nation un disciple, il nous faut regarder à notre histoire. Ce que nous appelons aujourd’hui l’occident, sont des nations qui avaient été faites disciples de la Bible. La croix sur le drapeau suisse est un témoignage puissant de cela. Depuis la réforme, les chrétiens ont appliqué les enseignements bibliques à toutes les sphères de la société.
Ces nations ne sont pas devenues parfaites, mais encore maintenant, nous pouvons bénéficier de leurs structures qui prônent la justice, la liberté, les droits humains et les opportunités égales. La Bible peut nous guider dans tous les domaines de la société, car comme Abraham Kuyper nous le dit: «Il n’est pas de domaine de la vie des hommes dont le Christ ne puisse dire: ”c’est à moi”.»
Ce responsable est-il isolé ? Pas du tout. Il ne fait que relayer ce que Loren Cuningham, le fondateur de JEM, a écrit dans Le livre qui transforme les nations, ou ce que propose Darrow Miller dans Faites des nations mes disciples. Ces deux livres figurent d’ailleurs en tête des ouvrage conseillés dans la lettre de nouvelles, sous l’article cité, comme invitation à «continuer la lecture». Quant à Darrow Miller, il a été convié par ce même responsable à donner des conférences en Suisse sur ce sujet en 2017.
JEMest un acteur important du monde évangélique depuis les années 1960. Pour s’en donner une idée, il suffit d’entrer dans n’importe quelle Église évangélique francophone et de constater le style de louange qui s’y déroule, ainsi que le contenu des chants qui y sont chantés. On remarque aussitôt l’influence (charismatique) de JEM. Cette influence porte tant sur la célébration que sur les idées qui circulent dans le monde évangélique. Et je ne parle pas des idées abstraites et complexes qui restent confinées aux facultés de théologie.
Minorité et hégémonie
J’en viens à la politique. L’idée selon laquelle il faudrait «influencer» la nation pour la «sauver» ou «faire des nations des disciples» a des répercussions. Selon ces orateurs, cette «influence» (cette compréhension conservatrice de la Bible) devrait être appliquée à toutes les «sphères» de la société, y compris à la politique. Aux USA, on voit la forme que cela prend avec la Droite chrétienne, et désormais au sein de l’Administration Trump, où des évangéliquessont à la vice-présidence ou dirigent des ministères importants (affaires étrangères, énergie, éducation, etc.). En Europe, ces idées étendent leur influence, mais opèrent dans un contexte où les évangéliques sont une minorité.
Deux possibilités s’ouvrent alors en contexte minoritaire. La première, c’est qu’un parti évangélique (ou un petit groupe de croyants) lance, dans un système de démocratie directe, une campagne de votation à propos d’un enjeu présenté comme problématique. En Suisse, au cours des dix dernières années, de petites formations évangéliques ont réussi à imposer (avec plus ou moins de succès) le vote sur des sujets comme la présence de l’islam, l’avortement ou l’homosexualité. S’ils ont essuyé des revers sur les enjeux relatifs aux mœurs sexuelles, leur opposition à l’islam a parfois rencontré un large au écho auprès de la population.
La seconde possibilité, c’est de nouer une alliance par-delà les confessions. Des croyants conservateurs issus de différents horizons confessionnels se mobilisent, non pour discuter de théologie, mais pour faire entendre leurs revendications aux politiciens. On l’a vu à l’occasion de la Manif pour tous en 2013.
Cette stratégie se déroule également dans les contextes où les évangéliques jouissent d’une population plus large. Elle a cours aux USA depuis les années 1990 sous l’appellation «œcuménisme des tranchées» (en référence aux «guerres culturelle»). Ce nom a été forgé par l’un des acteurs de la première heure de ce front conservateur, Timothy George, rédacteur en chef de Christianity Today, un magazine fondé par Billy Graham en 1956 et qui contribue depuis lors à définir l’identité évangélique.
La morale, même combat
L’expression «œcuménisme des tranchées» désigne le fait que ces chrétiens ne sont pas d’accord sur des enjeux relatifs à la théologie, mais qu’ils sont unanimes dans leur front contre des enjeux moraux. À cet égard, il vaut la peine de citer l’invitation à se mobiliser lancée en 2009 par Eric Metaxas. Cet auteur évangélique est connu pour ses biographies de personnalités chrétiennes (Martin Luther, Dietriech Bonhoeffer, Charles Colson). À l’époque, il fédérait la Déclaration de Manhattan: un mouvement opposé à l’avortement et au mariage entre personnes de même sexe, fort du soutien de plus de 150 responsables chrétienset qui, à ce jour, a recueilli plus de 550’000 signatures. L’appelde Metaxas illustre cet «œcuménisme» de combat:
Nous – chrétiens orthodoxes, catholiques et évangéliques – nous sommes rassemblés pour faire cette déclaration. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous agissons ensemble, dans l’obéissance au Dieu qui revendique l’entier de nos vies, en affirmant: la sainteté de toute vie humaine; le mariage comme une institution entre un homme et une femme; et le droit inhérent à la liberté religieuse pour tous.
Ces mêmes formes de mobilisation sont à l’œuvre parmi les évangéliques en Europe, mais avec des moyens plus modestes, saufs lorsqu’ils parviennent à nouer des alliances entre les confessions.
Le nerf de la «guerre»
Mais, il y a plus: une enquête récentevient de révéler qu’entre 2008 et 2017, des organisations évangéliques américaines ont injecté 51 millions de dollars en Europe pour financer des causes conservatrices.
Parmi ces financements, on compte 23 millions provenant de la Billy Graham Evangelistic Association. Celle-ci est dirigée parFranklin Graham, le fils du célèbre prédicateur, un soutien inconditionnel de Trump et un acteur majeur de la Droite chrétienne connu pour la virulence de ses propos à l’endroit des musulmans et de la communauté LGBT. En 2018, cette organisation a mis sur pied des campagnes en Angleterre et en Écosse qui ont conduit des députés et les milieux associatifs (musulman, LBGT) à exprimer leurs inquiétudes quant au respect des minorités, et à demander que Franklin Graham ne soit pas invité, son discours constituant une forme d’«incitation à la haine».
Les «guerres culturelles» de la Droite chrétienne se diffusent sur le Vieux continent par les idées, les mobilisations et les financements. Et les évangéliques francophones en sont des relais – pas toujours conscients de participer à cet agenda politique.